: Du collectif à l’associatif
une conversation autour de CICA – ATAC

Version arabe

Cette conversation fait partie de la série Notes sur la collectivité (Notes on Collectivity), financée par Mophradat

La conversation suivante a été menée en Avril 2022 via Zoom (à partir de Beyrouth, Oslo et Tunis) avec deux des membres fondateurs du CICA – Collectif Indépendant d’Action pour le Cinéma qui est ensuite devenu ATAC – Association Tunisienne d’Action pour le Cinéma. Nous avons parlé avec la cinéaste et monteuse Nadia Touijer et le cinéaste Ismaël de ces moments déterminants où naissent des élans de collectivité et par la suite, de la transformation de ces élans avec le temps et les évènements. 

Plusieurs membres dispersés dans le public avant une projection en 2010.

Nour. Nous avons voulu en savoir plus sur CICA et ATAC suite à la rencontre entre Carine et Nadia au festival de Gabès en juillet 2021. Ce qui nous intéresse, c’est notamment l’idée du collectif qui est devenu association. Donc comment le désir de former une collectivité se transforme, s’institutionnalise, quels sont les différents rôles qui peuvent être joués et quels genres de parcours ça peut créer ?

Mira. C’est aussi essayer de comprendre un peu dans quel contexte sociopolitique ce besoin de se mettre ensemble en collectivité a émergé, pour répondre à quelles questions, à quels besoins en fait ?  

Ismaël. La question du contexte est importante puisque c’est un contexte bien spécifique qui nous a réunis. Nadia, tu veux commencer ?

Nadia. Je peux le faire, oui. Mais je suis un peu faible sur les dates donc corrige-moi si je me trompe. [Rires] En 2009 le contexte général est le suivant : la dictature de Ben Ali, chape de plomb, existe déjà depuis 20 ans. Les gens en ont marre. En même temps, on commençait à voir des débuts de mouvement de résistance dans le Sud, à Daïf dont on entendait parler à travers Facebook via les vidéos tournées de manière clandestine. Et dans ce contexte-là, on avait des envies d’images, des envies de faire des films. Certains de nous se connaissaient, d’autres pas. Par ailleurs, ce qui se passait au niveau du secteur cinématographique, dans les institutions, était une sorte de copie de ce qui se passait dans le pays.

Carine. Combien de personnes étiez-vous au début ?

Nadia. Au début, ça a commencé avec des réunions informelles. Je me rappelle que je buvais une bière avec mon ami Amine Messadi [chef opérateur] qui me dit : “Il faudra qu’on aille voir des gens qui sont très intéressants. Il y a des réunions qui se font au bureau d’Exit1Exit Productions est l’une des premières boîtes de production indépendante dans l’industrie du cinéma tunisien, fondée par les cinéastes Ala Eddine Slim et Ali Hassouna.” À l’époque, il y avait une commission de réforme initiée par le ministère de la Culture, dont avait pris connaissance Ala Eddine Slim [cinéaste] et Chawki Knis [producteur]. Et ils ont estimé que cette réforme-là ne devait pas se faire entre quelques personnes et en cachette, et pour qu’une réforme du secteur soit une réforme réelle, elle doit nécessairement être fédératrice et doit toucher tout le monde. Du coup, il a informé pas mal de gens. Et c’est comme ça qu’il y a eu des réunions informelles – le collectif n’existait pas encore – dans les bureaux d’Exit au centre-ville. Je pense que c’est là que j’ai rencontré la majeure partie des gens. C’était magnifique parce que c’était un cadre d’échanges libres, ni officiels ni programmés, sans aucune autre finalité que de se rencontrer, parce qu’on avait les mêmes questionnements et parce qu’à l’occasion de cette réforme-là, il fallait bouger. Il y avait en majorité des jeunes de 25, 35 ou 40 ans, et surtout, c’était l’occasion de débattre.

Chawki Knis, Nadia Touijer, Ismaël et Ala Eddine Slim, lors d’une réunion du CIAC à Exit Productions en 2009.

Carine. Quand est-ce que le collectif a été nommé comme tel ?

Nadia. Le moment où l’on l’a nommé CIAC – Collectif Indépendant d’Action pour le Cinéma – c’est après ces rencontres-là, et après avoir tenté d’assister aux discussions de réforme organisées un peu en cachette avec quelques représentants du secteur, et en avoir été exclu. C’est à ce moment-là qu’on s’est dit qu’il fallait bouger, proposer ce qui nous semblait être un projet réel de réforme. Donc on a enclenché des discussions entre nous pendant des semaines pour aboutir à une proposition réelle. Il ne s’agissait pas seulement de dire que cette commission de réforme initiée par le ministère de la Culture ne servait pas les intérêts du cinéma, mais qu’elle servait les intérêts de certaines personnes, qu’elle était là pour promouvoir l’agenda de l’État. Au-delà de dire non, il s’agissait de dire aussi : voilà ce qu’on propose, voilà ce qui nous ressemble. Je pense que c’est à ce moment-là qu’on s’est constitué réellement en groupe et qu’on a donné un nom au collectif. Je ne sais pas si je me trompe, Ismaël. 

Ismaël. En fait, en 2009, le régime de Ben Ali, avait la brillante idée de faire de 2010 à la fois l’année de la jeunesse et du cinéma. Cette réforme faisait partie d’un projet politique du régime qui arrivait dans un contexte de mécontentement, de ras le bol, de fatigue, d’horizon bouché. Donc pour préparer l’année du cinéma et de la jeunesse, Mr. Ben Ali a demandé au Ministère de la Culture d’organiser une commission pour revoir les lois qui régissent le cinéma, de les renouveler, de les mettre à jour sous la tutelle de l’État, puisqu’elles commençaient un peu à dater. C’était un projet secret, mais certaines personnes dont Ala [Eddine Slim] en avaient entendu parler. On était donc quelques-uns et on a débarqué sans être invités à la réunion de cette fameuse commission à Hammamet. Il y a eu une altercation verbale avec les membres officiels de la commission.

Nadia. On nous a dit : “Vous pouvez rester, mais il ne faut pas parler.” [Rires]

Ismaël. Tout à fait. En fait, les professionnels de la profession refusaient de dialoguer avec nous. “Nous”, c’était environ une dizaine de personnes, plus ou moins jeunes, qui commençaient à faire des films (des producteurs, des comédiens, des techniciens…). Et “eux”, c’était le cinéma tunisien des années 80 et 90, le “cinéma de papa”. Ce sont des gens qui étaient quinquagénaires, sexagénaires, qui se sont très bien acoquinés avec le régime. Tous n’étaient pas des propagandistes chevronnés. Certains l’étaient. D’autres avaient une certaine distance avec le régime, mais ils s’entendaient quand même plus ou moins bien avec lui. Ils faisaient leurs films, ils avaient des subventions et ils étaient aussi amenés entre eux, dans un entre soi, à décider pour les générations futures, à décider pour la jeunesse. C’est ce qui nous a mis en colère. Et donc, face à leur refus de dialoguer avec nous, nous avons décidé de mettre tout le monde au courant et de faire notre propre commission. Chacun de nous a commencé à appeler ses amis. Lors d’une des plus grandes réunions, nous étions pratiquement 50 personnes. Les réunions pouvaient durer des heures et ça bouillonnait ! Un bouillonnement comme celui qu’on connaîtra un an plus tard, lorsque la révolution a éclaté. Ce n’était pas encore la révolution, mais on avait des grandes discussions sur ce qu’était le cinéma et sur ce qu’il devrait être. Et puis forcément, le temps passant, les gens se rendaient moins aux réunions et nous nous sommes retrouvés à un certain moment à 13. C’est la raison pour laquelle on s’est nommé le Groupe des 13. Les réunions étaient devenues régulières, on se voyait deux ou trois fois par semaine. Parfois, certains s’immisçaient dans les réunions de la commission, pour essayer d’y rentrer. Ça ne fonctionnait pas toujours. C’était un bras de fer avec ces gens de la commission, à la fois politique et cinématographique. Notre première idée était de faire un rapport, et de le déposer au ministère, à l’attention du Ministre de la Culture. Chose qu’on a fait d’ailleurs plusieurs mois plus tard. Le premier projet pratique qu’on a mis en place, c’était la rédaction de ce rapport qui faisait…

Nadia. … dans les 100 pages. Je voulais aussi ajouter quelque chose concernant le contexte. A cette période, 80% – je me souviens du chiffre – de la production cinématographique tunisienne était faite par des jeunes qui n’avaient pas de subsides. Il y a eu aussi un changement à ce moment-là : l’accès au tournage en vidéo. Cette accessibilité du faire était déstabilisante pour une certaine tranche de cinéastes tunisiens qui n’avaient accès à l’image qu’en 35 mm mais qui, par contre, accédait aux commissions, qui faisait partie d’un lobby déjà existant. La production des films était très lourde, très coûteuse et quasiment inabordable pour la jeunesse. À un moment donné un grand nombre d’écoles se sont ouvertes, des sections de cinéma dans des universités se sont mises en place un peu partout dans le pays. Nous étions en train d’assister à une production d’images faite par des jeunes, avec les moyens du bord, sans subsides, parfois sans autorisation et donc sans rapport avec le Ministère. Et ces images commençaient à se voir, à être projetées dans les festivals. Donc ce collectif naît aussi dans ce contexte fragilisant pour “les pères” – moi je les appelais “les pères”. [Rires]

Il y a eu aussi un événement fondamental : la réunion de Hammamet où ils avaient présenté le rapport de réforme. Ils disaient : “vous” et “nous”. Et on ne comprenait pas cette ségrégation, parce qu’on était tous cinéastes, tous dans le même bateau. Pour eux, c’était une bataille. Nous étions pourtant dans le dialogue au départ, même si l’on avait des positions différentes. On y était allé pour participer, pour qu’il y ait une représentation réelle de tout le secteur. Mais malgré ça, ils insistaient sur cette ségrégation. Ils avaient vraiment un problème avec les jeunes, avec le futur. Ils étaient en train d’étouffer ce mouvement qui les dépassait. Pour eux, nous étions vraiment comme une race à part.

Je voulais revenir sur un deuxième point : le groupe des 50 qui est devenu plus tard le groupe des 13. Je crois que ce n’est pas par manque d’intérêt que certains ont arrêté de venir aux réunions. J’y ai pensé avant notre rencontre et je me disais que c’était quand même un sacré système de fonctionnement, c’était magnifique. J’avais l’impression de n’avoir jamais vécu avant cet instant-là, quelque chose d’aussi intense et d’aussi intègre, et d’aussi écorché vif. Nous étions capables de discuter d’un point pendant deux semaines. On débattait, on pesait le pour et le contre, on prenait vraiment le temps et on se donnait le temps de débattre des choses. Nous étions dans une horizontalité, où tous les avis comptaient, où l’on échangeait véritablement. C’est comme si nous définissions ensemble ce qui pourrait être un territoire du cinéma idéal, rêvé, entre nous. D’ailleurs, je me souviens qu’on n’a jamais voté. Jamais. Par exemple, si on n’arrivait pas à un point de consensus, on n’arrêtait pas de discuter. Le vote n’était pas le mécanisme que l’on avait adopté comme solution aux différences d’opinions, ni une manière de prendre des décisions. C’était un vrai parcours avec de vrais échanges très sereins et qui pouvaient durer des heures. On restait là des nuits blanches entières à débattre et à rédiger…

Carine. Tout cela avait lieu au moment de la formation du Groupe des 13, qui était en 2009 ?

Ismaël. À ce moment-là, nous étions déjà en 2010 et c’était censé être l’année du cinéma et Ben Ali commençait à vouloir annoncer quelque chose. On avait terminé notre rapport, on l’avait déposé au Ministère de la Culture. Le ministère organise la fameuse grande réunion à Hammamet, à 50 kilomètres de Tunis. C’est un grand centre culturel au bord de la mer, très beau au milieu d’un jardin, etc. Et du coup, il nous invite. On reçoit une invitation, n’est-ce pas ?

Nadia. Non non, on n’a rien reçu.

Ismaël. [Rires] Mais on y est quand même allé ! On était là, et le ministre était là.

Nadia. [Rires] C’est l’anecdote qui dit tout. En fait, pendant une soirée dans un bar, il y a un gars du ministère, sans citer de nom qui, un peu éméché, révèle qu’il y a une réunion à Hammamet, et c’est comme ça que l’information nous parvient. J’étais à Bruxelles et c’est avec le prix du loyer que j’ai pris l’avion et je suis arrivé à Exit sans te prévenir. [Rires] On était à 6 dans une voiture, et en chemin, on avait préparé une contre-attaque : on s’était divisés les tâches et on s’était mis d’accord que chaque fois qu’ils allaient exposer un chapitre de la réforme, telle ou telle personne allait prendre la parole et débattre. On est arrivé, et dans le parking il y avait des 4×4 ainsi que des voitures de luxe et on arrivait à 6 ou 7 dans une petite voiture ! [Rires]

Ismaël. Tout ça, c’était avant la révolution. Puis la révolution2La révolution tunisienne, qui a conduit en janvier 2011 au départ du président Zine El Abidine Ben Ali, en poste depuis 1987 est arrivée quelques mois plus tard.

Nadia. D’ailleurs, le projet de réforme a été présenté pour clôturer le travail de cette mission officielle nommée par le Ministère. Si tu te rappelles bien, le texte de présentation faisait honneur à l’image de la Tunisie, reprenant les paroles du système de Ben Ali. Et pour l’anecdote, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait tout un chapitre que nous avions écrit qui a été inclus dans le rapport officiel. Il y avait tellement de lacunes dans le leur qu’ils ont copié sans nous demander quoi que ce soit des propositions que l’on avait faites. En fait, ils n’ont même pas copié, ils ont tout simplement photocopié. Il y avait même notre pagination dessus. Ils ont inclus tel quel notre chapitre dans le rapport officiel.  [Rires] Entre-temps, on commençait à recevoir des menaces informelles, parce que certains de nous avaient des films en commissions. On avait déposé des dossiers pour des films et officieusement, ils nous faisaient parvenir l’idée qu’il fallait laisser tomber ce qu’on faisait, que ça pourrait causer des problèmes, qu’on ne pourrait plus faire des films…. Donc, il y a eu des tentatives d’intimidation.

Mira. En quelque sorte, il y avait quelque chose de prémonitoire dans ce projet, dans cette idée de s’organiser, de cette reprise de pouvoir, d’une génération plus jeune qui se réorganise ?

Ismaël. C’est vrai qu’il existait plusieurs élans révolutionnaires en Tunisie avant 2010-2011, qui se manifestent sous des formes multiples. Il y avait un mouvement d’Ultras très fort. Les Ultras sont un groupe de supporters de clubs de football. C’était un mouvement important qui s’organisait dans les stades de football, qui avaient même des chants propres à eux. Il y a eu beaucoup d’affrontements entre supporteurs Ultras et la police. Il y a même eu des morts. D’un autre côté, il y a eu aussi en 2008, la révolte du bassin minier qui fût la première révolte très médiatisée. On voyait des images sur Internet, sur YouTube, sur Facebook, etc. Il y avait aussi un noyau d’internautes et de cyberdissidents assez important qui s’organisaient. Donc, entre 2008 et la révolution, il y avait des gens qui s’organisent ou plutôt qui s’auto-organisent un peu partout, dans les stades, en ligne, dans le milieu du cinéma. C’était dans l’air, et je pense que la société tunisienne était arrivée à un point de non-retour. Personnellement, je commençais à penser au futur à partir de la révolution. C’est-à-dire qu’avant, je ne pensais pas à ce qui pouvait collectivement se passer dans ce pays cinq ans plus tard. Pour moi, c’était réglé. Il y aurait Ben Ali, il y aurait la police, les journaux qu’on connaît, le cinéma qu’on connaît, etc. L’horizon me semblait bouché et le régime commençait peu à peu à perdre la main sur le territoire, sur les gens, sur certaines catégories de personnes. Il faut dire que la jeunesse tunisienne est assez éduquée et connectée à Internet, au reste du monde. Le tout s’est enchevêtré, s’est cristallisé en des poches de résistance un peu partout. En conséquence, le pouvoir nous percevait comme des opposants, au sens politique du terme, pas uniquement des gens qui faisaient des films différents avec des petites caméras. 

Nadia. En fait, on faisait de la politique, qu’on le veuille ou pas. Tout ce dont on débattait, notamment les textes de lois qui régissent le secteur, c’était de la politique pure et dure. Il y a des rapports très hiérarchiques dans le métier cinématographique. Donc remettre en question la faisabilité des films, la vision qu’on avait des positions, du corps des métiers, ce n’était pas seulement du cinéma, c’était re-réfléchir son positionnement dans la manière dont les choses étaient faites. Et ce qui était très agréable dans cette expérience, c’est qu’en rédigeant cette réforme, ce qui se passait entre nous était aussi une épreuve. Il fallait apprendre à s’accepter mutuellement et à créer un cadre d’écoute. Les membres du collectif n’avaient aucune appartenance politique directe ou une activité de militantisme, mais il y avait une forte conscience politique. Demander une autorisation de tournage, c’est avoir un rapport direct au pouvoir. Il y a donc forcément une connotation politique.

Amine Messadi, Chawki Knis et Ismaël lors d’une réunion du CIAC à Exit Productions en 2009.

Nour. Vous avez commencé comme un regroupement spontané, qui est ensuite devenu collectif. Ce que j’aimerais savoir, c’est s’il y a eu un changement dans la manière de fonctionner quand le collectif a pris en charge la rédaction du rapport. Est-ce que vous avez dû, par exemple, mettre en place un règlement intérieur ? En somme, comment s’est passé ce passage vers une “officialisation” du groupe ? 

Ismaël. Je vais essayer de m’en rappeler le plus précisément possible. Au départ oui. On était dans une réaction à quelque chose qui se passait, et on avait le sentiment qu’il fallait absolument faire quelque chose, qu’il ne fallait pas laisser ce projet de loi passer. On n’avait pas de plan de bataille. Ce n’était pas du tout théorisé. C’était une sorte d’élan de survie. Puis, la première chose qui nous a réuni plus concrètement et pratiquement, c’est la rédaction de ce rapport qu’on a appelé “le rapport pour une réforme du cinéma”, un titre assez long et prétentieux, je l’assume. C’est à ce moment-là qu’on s’est fixé à ce chiffre de 13 membres, ceux qui venaient régulièrement. C’est aussi à ce moment-là que nous avons décidé de prendre un nom et qu’on a pensé à celui-ci : Association Tunisienne d’Action pour le Cinéma (ATAC). Et puis c’était vraiment un travail de rédaction collectif. On rédigeait à 6, à 7, à 8. Parfois, on recevait des propositions par mail, puisqu’on s’est dit que contrairement à “eux”, on allait être le plus ouvert possible. Du coup, on a essayé de récupérer le plus d’opinions de professionnels du cinéma tunisien possible. Je pense qu’on en était à 200 à un moment donné et on leur envoyait des mails pour les informer de ce qu’on est en train de faire. On les invitait à venir, et s’ils ne pouvaient pas, on les invitait à nous donner des retours sur les différents points qu’on leur envoyait. Puis la révolution est arrivée. Et on s’est institutionnalisé après. Jusqu’à ce moment-là, c’était vraiment quelque chose d’assez… comment dire, quelque chose de simple : parler, puis mettre sur papier ce qui résultait de ces discussions. Il y a eu des moments où on se retrouvait pratiquement tous les jours. C’est-à-dire qu’on n’avait pas un agenda, on était assez libre de notre temps. Mais je pense qu’au pic de nos réunions, on a passé plusieurs semaines à nous retrouver pratiquement chaque jour. 

Mira. Qu’est-ce tu veux dire exactement par “avant qu’on ne s’institutionnalise” ? 

Ismaël. Après la révolution, on est devenu une association. Jusque-là, on avait aucun statut. Un regroupement de personnes qui décidaient d’elles-mêmes, en dehors de tout cadre légal et institutionnel, de se retrouver, de parler, pour rédiger cette vision commune du cinéma et la partager. 

Nadia. Je pense qu’à un moment donné, on s’est posé la question d’avoir un cadre légal, de devenir une association pour avoir plus d’assise. Mais avant la révolution, pour avoir la validation légale pour créer une association, il fallait être proche du pouvoir ou avoir des membres qui étaient pro Ben Ali ou pro RCD3Rassemblement Constitutionnel Démocratique, le parti au pouvoir. Ce qui n’était pas notre cas. Donc, on n’a même pas tenté de créer ce cadre légal, et on a fonctionné un peu dans la marge. Une fois la révolution arrivée, on s’est dit qu’on peut exister réellement. Mais du coup, il y a eu un revirement historique. Une fois que la révolution a eu lieu, on s’est rendu compte qu’on était très orientés vers des questions liées à notre secteur. Notre souhait était au final de rejoindre les gens, ceux qui allaient voir nos images. Nous nous sommes alors posés pas mal de questions, sur le fait de faire des films qui n’étaient pas vus, sur la réception de nos images, etc. Donc au moment de la création de l’association, je dirais que 10% de nos actions étaient orientées vers les citoyens et 90% vers le secteur ou vers la participation aux réformes, aux commissions… Mais une fois qu’on a eu le cadre légal, on s’est orienté vers le citoyen. 

Carine. Vous pouvez nous donner des exemples de ce que vous faisiez ? 

Nadia. On a fait pas mal d’actions. Le groupe s’est élargi. On a fait des projections ambulantes un peu partout en Tunisie, dans des zones très éloignées de la capitale. On a organisé des ateliers avec les moyens du bord. En fait, on a commencé à monter des ateliers dans des centres culturels. Après, on a organisé des tables rondes sur des thématiques qui nous semblaient importantes. On faisait ça avec nos cotisations personnelles, ou celles des gens qui étaient proches de nous. Mais on s’est rendu compte qu’il fallait chercher des fonds pour pouvoir faire d’autres choses plus conséquentes. Le cinéma ambulant est en effet arrivé plus tard parce que le projet demandait une organisation plus complexe et des fonds plus importants. C’est à cette époque-là qu’il y a eu une deuxième mutation. On a eu un fond de Al Mawred Al Thaqafi qui comportait des formations de direction artistique et d’organisation ainsi que le recrutement d’un bureau exécutif. C’était quand même un changement très important. Le geste spontané et marginal, l’envie viscérale de faire des choses ensemble, se sont transformés en quelque chose de plus organisé, de plus subventionné. Donc il y a eu une mutation structurelle aussi. Le travail est devenu plus administratif. On se réunissait une fois par semaine et on faisait des actions plus importantes. 

Carine. Est-ce que du coup les discussions étaient moins présentes, ou bien est-ce qu’elles étaient d’une autre nature ? 

Nadia. Je me souviens que c’était toujours présent. Cette qualité de débat a persisté, qu’on soit d’accord ou pas. Je me souviens par contre de la lourdeur des tâches puisque plus le projet prenait de volume, plus il y avait des choses à faire et à organiser. On avait envie de faire des actions, mais on s’essoufflait. En parallèle, il y avait une autre commission de réforme post-révolution qu’il fallait suivre, chose qui était éprouvante. Les gens qui étaient actifs avant la révolution, qui étaient pro-système, se sont plus ou moins éteints pendant une année, puis ils ont fait surface, activement, comme si de rien n’était. L’amnésie globale donc. Je pense alors que le collectif a eu deux mutations. La première quand il s’est orienté plus vers le citoyen, et la deuxième quand on a eu envie de faire plus d’actions et d’avoir plus de moyens. Il faut dire aussi que l’on “vieillissait”. Tout ceci a beaucoup été influencé par les choix personnels de chacun, les engagements et les perspectives d’avenir différentes. Les gens devenaient de plus en plus occupés. Du coup, ATAC prenait trop de place et devenait trop volumineuse à porter.

Carine. Et comment a évolué le rapport au pouvoir ?

Nadia. Au fait, je pense qu’il y a aussi un autre moment crucial et fondamental. Comme nous avions formé une association, on pouvait prendre place officiellement dans les débats représentatifs du secteur cinématographique, dans la commission de la réforme par exemple. Je me rappelle que ce tournant avait provoqué un débat fondamental, où on n’était pas tous d’accord. C’était un peu avant ton départ aussi Ismaël. Nous qui venions de la marge, on débattait autour du fait de croire ou pas qu’on peut changer les choses de l’intérieur, donc d’assumer totalement d’être dans la marge et de conserver cette distance par rapport au système ou pas. 

Ismaël. Moi, j’étais là au moment de la création de l’association, mais j’ai quitté au moment que Nadia appelle le deuxième tournant, la deuxième mutation. Je me rappelle que j’avais travaillé sur la demande de subvention qu’on a soumis à Al Mawred Al Thaquafi. C’est quand on a eu cette aide que je suis parti. Il est arrivé alors ce qui arrive assez régulièrement, une fracture entre ceux qui veulent vraiment être en confrontation avec le pouvoir ou le système, et d’autres qui croient que pour changer les choses, il faut mieux le faire de l’intérieur et de la façon “la plus passive possible” se basant plus sur le débat et la discussion. Il y avait une fracture assez importante, une divergence de points de vue à ce moment-là, que nous vivions de par ailleurs dans le pays. La Constitution n’avait pas encore vu le jour, et les élections commençaient à s’organiser. Il y avait donc ceux qui boycottaient les élections et d’autres qui pensaient qu’il fallait voter pour changer les choses. On était pris en tant que peuple et en tant que société dans cette question. C’était un moment de rupture politique et intellectuelle au sein de l’association, une rupture qui concerne sa relation au pouvoir à ce moment-là.

Nadia. Pour clarifier, je pense que – et c’est ça qui nous a affaibli après – c’est que nous étions devenus comme des schizophrènes. C’est-à-dire qu’à la fois, on voulait croire aux acquis de la révolution, on voulait affirmer que cette association avait sa place, qu’on devait se battre pour avoir sa place dans les débats, tout en préservant une certaine intégrité. Je me souviens très bien parce que Chawki et moi, nous avons assisté aux réunions de la réforme, et c’étaient les réunions les plus pénibles de ma vie. Quand on sortait, on était des larves. On avait l’impression de “faire de la politique”, pas de débattre de cinéma. J’étais en face de gens qui avaient d’autres objectifs et nous, on n’était pas acquis au système, ça il faut le clarifier. Pour eux, on était une épine, même quand on représentait ATAC en tant qu’association existante et active, soutenue par un panel de gens. Mais durant ces réunions, on était les brebis galeuses. On nous appelait حزب اللا, le parti du NON. Ce que j’ai appris, c’est qu’il y a des contextes où il faut être saillant, mais on ne peut pas toujours l’être. Puis il y a eu plusieurs départs pour différentes raisons. On était fragilisé par ça, et par les aides aussi. Les fonds que l’on recevait nous dictent parfois la manière de nous structurer. La structuration qui était proposée par Al Mawred pouvait nous convenir pour certaines actions, mais n’était pas du tout compatible avec d’autres. On avait l’impression que c’était des formats qu’on devait appliquer. Cela nous convenait à un moment, et puis c’est devenu très lourd. Mais je précise quand même que tout ça s’est fait dans la bonne humeur et l’amour mutuel. Rappelons-le. [Rires] 

Chawki Knis, Ali Hassouna, Moncef Taleb, Amine Messadi, Ala Eddine Slim, Nadia Touijer et Ismaël à Hamamet, 2010.

Carine. Et aujourd’hui, qu’est-ce qu’il en est ? Est-ce que l’association existe encore ? 

Nadia. Non. Elle s’est éteinte… c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu une décision radicale de l’arrêter, mais il y a eu celle de la mettre en pause. Elle pourrait éventuellement renaître, se réactiver, mais je pense qu’elle s’est éteinte par essoufflement, parce que chacun de nous avait des projets, qu’on a commencé à avoir 35, 40 ans, qu’on avait envie de faire nos films, qu’on avait moins de temps. Il y a des gens qui avaient des engagements familiaux… 

Carine. Et aujourd’hui, est-ce qu’il y a des structures ou des initiatives qui ressembleraient à la vôtre ? Est-ce que vous pensez que l’expérience d’ATAC a inspiré la naissance d’autres groupes, d’autres collectivités ? 

Nadia. Personnellement, je ne pense pas que ça ait inspiré la naissance de quelque chose de manière directe. Je pense que certains aspects ont laissé un impact : l’horizontalité, l’absence de chef, le fait que personne n’a utilisé l’association pour se promouvoir. C’est important, parce que tout ce qu’on a vécu avant, c’était l’égocentrisme, le culte du guide, mais aussi l’individu qui fait tout pour s’en sortir. ATAC a laissé des traces, je pense, comme étant une forme différente de fonctionnement. On a entendu dire cela de plusieurs personnes. Mais c’est aussi difficile à savoir si ATAC a inspiré d’autres groupes parce qu’après la révolution, il y a une explosion d’associations et de structures, et une explosion de subventions venant d’un peu partout, surtout du Qatar. C’était un peu dangereux parce que cette abondance d’argent impliquait certainement des agendas à suivre. Je n’ai pas le souvenir qu’il y a eu un mouvement qui ressemble à ATAC…

Ismaël. À la limite, je dirais tant mieux. Ce que nous avons vécu est très spécifique à notre expérience à ce moment-là. Aujourd’hui, il y a d’autres personnes qui ne nous ressemblent pas forcément. Je vois les jeunes de 20 ans qui font des films aujourd’hui, ceux qui sortent fraîchement des écoles. On a pratiquement le double de leur âge. [Rires] C’est à eux de nous tuer à leur tour. Aujourd’hui, c’est nous les pères et les mères. Il faudrait au contraire qu’ils nous voient comme l’exemple à dépasser, ou à réinventer. Et puis ça date d’il y a plus de treize ans. Nous sommes en 2022. Je pense que, comme le dit Nadia, les mouvements qui émergent sont très difficiles à cartographier aujourd’hui. Autant à ce moment-là, c’était assez simple puisque c’était exceptionnel, autant aujourd’hui, il y a une pléthore d’associations, de groupes, etc. Et pas uniquement dans le cinéma, mais aussi en musique, dans le rap, dans l’art contemporain, dans la danse contemporaine. À l’époque, le fait de s’organiser à plusieurs et de construire des choses ensemble, était pratiquement de l’ordre de l’impensable. Et puis tout à coup, quatre semaines plus tard, c’était fini. Ben Ali avait pris l’avion, et il était parti, donc tout devenait possible. Il y a donc eu pendant des années et jusqu’à aujourd’hui, multiples expériences de groupes plus ou moins informels et d’associations. Il y a eu aussi plein d’argent. Dans notre cas, quand il fallait dépenser, on mettait nos mains dans nos poches. Vu ces deux contextes, je pense que c’est très difficile aujourd’hui pour un groupe de jeunes de faire la même chose que nous, la situation a changé.  

Nour. Qu’est-ce que vous gardez personnellement de cette expérience ? 

Nadia. Moi, je dirais le “possible”, en tout cas à ce moment-là, de tout remettre en question, de tout repenser, à notre échelle, de redéfinir nos besoins, ce que pouvait signifier le fait de faire des images. Ça nous ramenait à l’essentiel du métier qu’on voulait faire. Et je garde aussi un sentiment très agréable, après des années et des années de solitude – Ben Ali ce qu’il avait réussi, c’était d’isoler les gens, de ne pas laisser naître des espaces de parole – de retrouver des gens, de débattre, de redéfinir le cinéma, ensemble. Pour le plaisir de parler du cinéma, juste comme ça, sans finalité, pour faire se croiser nos regards. 

Ismaël. Je ne connaissais que Ala lorsqu’on a commencé à constituer le collectif. Donc, d’un point de vue personnel, cette expérience m’a permis de rencontrer des gens qui sont devenus mes amis, des amis très chers et très essentiels à mon parcours. On a fait des choses ensemble d’ailleurs, après. Pour la première fois de ma vie, je pouvais me projeter avec d’autres dans un élan, vers l’après, vers le futur. Ça semblait possible. Je pense que c’était aussi très formateur d’un point de vue cinématographique. Je n’ai jamais autant parlé de cinéma : comment faire des films ensemble, comment faire des films tout court, comment faire en sorte que tout le monde puisse faire des films, que les gens qui sortent des écoles puissent rapidement faire des films. On ne parlait pas vraiment des films en eux-mêmes, c’est-à-dire des œuvres. C’est assez fascinant quand même. Des réalisateurs ou des techniciens qui parlent de cinéma pendant des mois et des mois, mais qui ne sont pas préoccupés par les films en soi, par l’esthétique, mais plutôt par comment faire, très concrètement, physiquement, avec quel argent, avec quels moyens, avec quelles lois…

Nadia. On parlait de quelque chose qui est d’une beauté viscérale pour moi : l’acte de création, l’acte de faire des images, la naissance de cet acte. Il faut se rappeler aussi qu’on a fait la révolution ensemble, on a dormi et mangé ensemble, on a confronté la police ensemble. Le jour où la police nous a roué de coups durant une manifestation, on est allé donner du sang, tous ensemble, parce qu’on ne pouvait plus manifester. Tu te rappelles de ça ? Il y avait quelque chose de très viscéral comme ça.

Ismaël. Le collectif était, s’est formé, littéralement dans la rue.

Carine. Est-ce que vous avez déjà eu l’occasion de parler de ATAC ? Est-ce que ça vous est déjà arrivé de faire le point sur cette expérience ? 

Ismaël. Pour moi, c’est la première fois. Autant sur Babylon4Film co-réalisé par Ismaël, Youssef Chebbi et Ala Eddine Slim, 119 min, 2012, c’est quelque chose d’assez régulier. Mais sur ATAC et le collectif, c’est la première fois.  

Nadia. Plus des discussions “de couloir”, mais pas vraiment une longue réflexion sur ça. 

Carine. J’avais l’impression qu’il y avait des choses qui étaient formulées pour la première fois, et donc avec beaucoup d’émotions.

Ismaël. C’est peut-être justement parce que c’est la première fois qu’on en parle. Mais je me rends compte aussi – mais tu me diras que c’est normal puisque ça fait quand même maintenant 14 ans – que le fait de ne pas en parler fait qu’il y a des choses qui sont floues. Je ne suis pas aussi précis, je n’ai pas d’images aussi claires que pour parler de Babylon ou d’autres choses qui sont venues après. 

Nadia. Chacun de nous a fait son parcours. On a tous évolué, mais il y a quelque chose qui me trouble toujours, c’est le rapport qu’on a aux personnes avec qui on a vécu cette expérience. Personnellement, je pense qu’il y a un lien scellé entre nous. Ce sentiment me ramène à ce soir à Hammamet, le fameux soir où ils sont venus présenter la réforme commanditée par l’État, où l’on s’est retrouvé à boire des bières et on s’est demandé alors : qu’est-ce qui a fait que ces gens sont devenus comme ça, alors que la partie majeure d’entre eux avaient une certaine conscience cinématographique et politique, et qu’ils étaient amis. On riait en faisant un jeu de miroirs. On se disait : “On espère qu’on ne va pas devenir comme nos pères !” Cette soirée est restée dans mon souvenir. Je ne veux pas être dans le jugement, mais c’est comme si on avait eu des images claires sur ce qu’on ne voulait pas être.

Retranscrit et relu par The Camelia Committee

  • 1
    Exit Productions est l’une des premières boîtes de production indépendante dans l’industrie du cinéma tunisien, fondée par les cinéastes Ala Eddine Slim et Ali Hassouna
  • 2
    La révolution tunisienne, qui a conduit en janvier 2011 au départ du président Zine El Abidine Ben Ali, en poste depuis 1987
  • 3
    Rassemblement Constitutionnel Démocratique, le parti au pouvoir
  • 4
    Film co-réalisé par Ismaël, Youssef Chebbi et Ala Eddine Slim, 119 min, 2012